cicéron
c'est poincarré
Ce texte se rattache à une série de 16 articles issus d'une recherche soutenue par l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts sous la direction de François Bafoil et Gilles Lepesant sur les enjeux de l'eau et de l’adaptation au changement climatique.
Tout au long de cette série, à raison d’un nouvel article chaque semaine, François Bafoil, directeur de recherche émérite au CNRS/CERI-Sciences Po., rend compte de plusieurs aspects en s’attachant aux phénomènes d’érosion du trait de côte, de submersion sur les littoraux, d’inondation dans plusieurs territoires à l’instar des marais et des vallées, et enfin de sécheresse et de conflits d'usage autour de l'eau. Ces travaux feront l’objet de la publication d’un rapport en septembre 2022.
SOMMAIRE
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Plusieurs conflits se sont déroulés dans l’agriculture ces dernières années autour des pratiques d’irrigation avec à chaque fois des traits similaires : ils opposent des exploitants en nombre restreint à des groupes de défenseurs de l’environnement, organisés ou pas mais souvent adossés à des groupes plus larges - associations de dimension nationale ou milieux urbains dont les membres disposent de capital culturel et financier importants. D’où la tendance à voir dans ces conflits la réaffirmation du clivage urbain / rural qui génère nombre de polarisations.
En effet, une différence notoire tient à l’environnement socio-professionnel des parties en présence, selon que ces conflits se développent dans des territoires où le tissu urbain est fortement imprégné d’emplois tertiaires ou selon que la structure de l’emploi est davantage agricole ou industrielle. Dans le premier cas, les titulaires de ces emplois sont ouverts aux problématiques de l’environnement et viennent largement en appui de ceux qui défendent une agriculture raisonnée, les circuits courts, un usage modéré de l’eau, le respect de l’environnement. Leurs capacités de relai sont plus grandes et leur audience plus large, de même que leurs capacités de mobilisation.
Ce sont autant d’éléments qui permettent de différencier les conflits qui se sont déroulés dans le Tarn autour du projet du barrage de Sivens, arrêté en 2015 après la mort d’un opposant ; dans les Deux-Sèvres où le conflit s’est joué entre 236 exploitations et des groupes écologistes autour de 19 retenues d’eau ; dans les Vosges où les visées de l’industriel Nestlé Waters se sont heurtées à un collectif local de consommateurs et d’associations de protection de l’environnement ; ou encore dans l’Indre lors de la sécheresse de 2019 qui a mis en évidence l’inadaptation des dispositifs et des indicateurs en présence pour faire face aux réductions des débits [1].
En Charente et en Charente-Maritime, les conflits se sont noués en 2020 à propos de la réponse donnée par les différents acteurs agricoles aux situations de renforcement du stress hydrique [2] pour une région richement dotée en pluviométrie mais dont les sols retiennent peu l’eau. Face à l’aléa climatique – la sécheresse - certains agriculteurs entendent recourir aux grandes structures de stockage alors que les défenseurs d’une autre agriculture, davantage écologique, réclament un changement de politique agricole et la réduction des cultures très demandeuses en eau (maïs). Pareil conflit révèle deux visions antagonistes de l’agriculture.
La première d’entre elles, portée par la puissante Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), se fait fort de défendre la souveraineté alimentaire et la mission nationale de défense des paysans. Elle est articulée à des pratiques intensives de l’agriculture de la part d’exploitants qui s’entendent à souligner leur respect des normes environnementales en lien avec les prescriptions européennes tout en ne cessant pas de les contester. L’aménagement de la ressource passe selon eux par le stockage de la ressource dans de vastes bassins, ce qui implique le détournement de l’eau (espace) et sa conservation (dans le temps) pour quelques agriculteurs, à l’exclusion des autres. La situation issue de la guerre en Ukraine en 2022 a puissamment conforté cette position.
La seconde vision est le propre de groupes de proximité qui entendent défendre leur environnement et leur cadre de vie en respectant au maximum les différents cycles naturels. Ils privilégient autant la qualité des produits que la santé des producteurs et des consommateurs. Leur objectif est de favoriser un type d’agriculture raisonnée au service de politiques respectueuse du climat.
Selon la direction de la FNSEA, rencontrée dans ses bureaux à Angoulême en avril 2021, il convient de se souvenir que c’est la période historique de stress hydrique en 1976 qui a conduit à penser différemment l’irrigation et que cette réponse a correspondu à la nature même des terres de la région dont le potentiel d’eau est très faible. A la différence des terres qui bénéficient d’apports d’eau constants et généreux, les terres des Charentes sont peu alimentées. Or comment fonder en raison les attributions aux agriculteurs ?
« En amont – nous répond ce responsable - on va désigner le volume propre à chaque agriculteur et plus tard dans l’été, il faut que le milieu le fournisse. Donc on va mesurer les niveaux piézométriques [3]. Quand on a des restrictions on met en route les trois scénarios : Alerte ; alerte renforcée ; coupure.
Ce que l’on souhaite c’est développer l’irrigation sans mettre à sec les rivières. Or je ne peux pas me restreindre aux seuls niveaux. Notre priorité à nous, ce n’est pas de produire mais de faire attention. Chercher à baisser les prix à tout prix, il faudra dire ce que ça recouvre. Il faut qu’on arrive à payer ce qu’on produit. »
Or, ce dont ne traite pas notre interlocuteur, ce sont des destinataires qui bénéficient de cette allocation de l’eau, en d’autres termes de la petite minorité qui l’utilise pour des pratiques agricoles directement responsables des pénuries.
C’est ce que dénonce l’opposant majeur à cette politique, Benoit Biteau [4], chef de file des exploitants écologistes. La force de son argumentaire tient à la cohérence de son propos qui relie le niveau local de la production et celui international des échanges, qu’unit un cycle de destruction qui se soutient réciproquement : localement, les producteurs abusent des produits phytosanitaires, des pesticides et de l’eau au dépens de l’environnement, tandis qu’à l’autre bout de la chaîne des échanges sont importés des produits, comme le soja par exemple, exploités sur la base de la destruction accélérée du milieu, notamment forestier et aquatique.
Ce que dénonce l’écologiste, c’est le fait que ces pratiques locales et ces environnements internationaux ont pour trait commun d’avoir figé dans le marbre des décisions prises il y a plusieurs décennies, à l’occasion de la signature des accords de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Or depuis cette date, les conditions naturelles ont profondément évolué et les effets du changement climatique sont largement documentés. En se soutenant l’une l’autre, ces pratiques ont un triple effet négatif : elles pérennisent des usages désastreux pour l’environnement ; elles contribuent à interdire l’entrée sur le marché de l’agriculture à ceux qui pourraient y prétendre et constituent donc un marché fermé à usage de quelques-uns ; enfin, elles sont largement non démocratiques.
Pour ces différentes raisons elles se heurtent aux prescriptions légales qui font obligation de respecter ce bien commun qu’est l’eau, de le rendre accessible à tous, en quantité et en qualité
(Voir mon billet : LES CONFLITS AUTOUR DE L’EAU EN AGRICULTURE (1/4) Gestion de l’eau et enjeux politiques).
C’est ce que ne manquent pas de rappeler les différents jugements rendus en cour d’appel et que systématiquement les tenants de ce système fermé perdent au cours des procès qui leur sont intentés pour non-respect de la légalité.
C’est sur le point de la conception de l’espace et du temps de la ressource de l’eau que les oppositions sont les plus tranchées entre les deux groupes d’acteurs.
Pour les responsables de la FNSEA, les raisons qui justifient de stocker l’eau afin d’en mieux user aux périodes nécessaires s’adossent à deux constats :
1. Le réchauffement climatique estimé à 1,5° en 2050.
2. L’augmentation des pluies à cette date, quoique réparties différemment dans le temps et dans l’espace. En d’autres termes, selon cette vision, le réchauffement étant acté, les chutes d’eau et les usages seront constants, la consommation, elle, croîtra régulièrement. Pour ce responsable de la FNSEA,
« Le stockage, il est inéluctable en raison du stress hydrique, et on ne peut pas fournir l’eau à l’agriculture. Pour cette raison, il faut déconnecter l’usage de l’eau du moment où l’on prélève du moment où on l’utilise. Il faut donc gérer le temps et l’espace, et combiner les dynamiques : espace, on déplace l’eau ; temps, on l’utilise quand elle n’est pas nécessairement là, et quand elle est là, on ne l’utilise pas nécessairement. C’est cette réflexion que contestent nos adversaires les écologistes. Ils critiquent ces distorsions de temps et d’espace. Ils refusent les solutions, soit qu’ils se voilent la face, soit tout simplement ils ne le veulent pas, car dans ce cas ils n’existeraient pas ».
Ce à quoi Benoit Biteau a répondu dans une note à l’attention du préfet des Deux-Sèvres, dans laquelle il affirme qu’il n’est pas question pour lui de donner à penser que l’usage de l’eau est insensé et l’irrigation, inutile.
En effet, les cultures à très forte valeur ajoutée – fruits, légumes, tabac – en usent nécessairement, de même que l’élevage. Le débat ne porte donc pas sur l’usage de l’eau, mais sur son mésusage. La logique de l’irrigation du type des « bassines » est en effet inadaptée à la fois aux pratiques rationnelles de l’usage de l’eau et aux exigences issues du changement climatique. L’objectif qu’il poursuit est d’inviter à penser différemment ces usages de l’eau pour davantage d’individus (exploitants) et d’autres systèmes (de substitution) de réserves de l’eau.
Intuitivement, on pourrait penser que les réservoirs naturels (les nappes) se rechargent en fonction de la pluviométrie rééquilibrant sans cesse le cycle –pompage / recharge. C’est cette logique – ignorant volontairement le caractère imprévisible de la pluie – qui a conduit les agriculteurs dans les années 1970 à mettre en place de grands systèmes de pompage, surtout pour la culture du maïs. Or, semblable raisonnement est contrintuitif parce qu’une double déconnexion caractérise en réalité le cycle de l’eau, et c’est elle sur laquelle les tenants de l’agriculture productiviste font l’impasse : une déconnexion temporelle, car les moments de pompage et de remplissage (pluviométrie) ne se succèdent pas nécessairement. « Les pluies – est-il indiqué dans la note au Préfet - censées recharger les nappes et permises par l’évapo-transpiration apparaissent de façon imprévisible et donc pas toujours à la période favorable au rechargement des nappes ».
Par ailleurs il y a des temps de latence très importants qui font que les nappes parfois ne peuvent retrouver leur étiage qu’au bout de plusieurs années. S’y ajoute une déconnexion spatiale car les nappes ne se rechargent pas nécessairement où il en a le plus besoin et où l’eau est pompée.
En outre, les zones à fort déséquilibre sont souvent corrélées aux zones à forts prélèvements d’irrigation. Selon le représentant de l’agriculture écologique,
« Sur les volumes d’hiver, nos adversaires disent remplir les bassines quand les niveaux sont hauts. C’est méconnaître les nappes phréatiques. Il y a une dimension de temporalité, il y a beaucoup d’inertie à la fois dans la vidange et le remplissage des nappes Donc deux éléments sont à prendre en compte : le niveau d’eau et la temporalité : il faut des temps longs. Or, leur logique à eux ne permet pas ces temps longs. Ils ne permettent pas le rechargement des nappes, car ils écrêtent tout de suite l’eau. Il y a une confusion entre niveau haut et rechargement de nappe. La nappe, elle, a besoin d’inertie pour se recharger.
Parfois au sortir de l’hiver, les dimensions des nappes sont très basses, et eux crient au loup en disant que trop d’eau est partie à la mer. Ils oublient de dire que ce sont eux qui ont vidé les nappes sans respecter le code sur l’environnement qui impose le respect de l’eau potable et sa mise à disposition. Et c’est pour cela que les tribunaux leur donnent tort.
J’ai toujours dit qu’on pouvait avoir besoin des bassines mais sous condition de volumes d’hiver, c’est-à-dire de volumes qui intègrent non seulement les niveaux hauts mais la temporalité ; donc des niveaux qui peuvent autoriser les prélèvements, une fois que se trouve respectée l’inertie de la nappe. Cela implique que les prélèvements doivent avoir lieu sur l’écrêtement de crue ».
L’autre critique, aux yeux des représentants de la FNSEA, porte sur l’exclusivité dont jouirait la variable de l’environnement aux dépends du social, c’est-à-dire au coût de l’emploi. Pas seulement celui des paysans actuels mais de ceux qui s’apprêtent à embrasser la profession, et qui pour notre interlocuteur, ne doivent pas être pénalisés par des mesures restrictives.
Favoriser les grandes bassines et les vastes systèmes d’irrigation est un gage pour l’emploi. A cet argument qu’il rejette, Benoit Biteau répond en arguant de la très forte inégalité d’usage : les bassines et autres systèmes de pompage de l’eau ne sont en faveur que de 10% des agriculteurs – ceux qui cultivent le maïs, ce qui réduit d’autant les capacités des 90% restants. Les volumes d’eau n’ont pas été calculés en fonction des réserves naturelles mais en fonction de leurs propres besoins et cette pratique interdit aux jeunes de pouvoir prétendre embrasser la profession.
Le fait est que la logique qui prévaut est celle qui se fonde sur les référencements historiques dont chacun admet qu’ils ont évolué et ne correspondent plus à la situation actuelle. Mais ceux qui en bénéficient y tiennent mordicus. A l’origine, il convient donc de rappeler que les exploitants des Chambres ont payé pour disposer du volume nécessaire. Au motif qu’ils ont été les premiers à capter l’eau souterraine, il leur a été attribué un volume donné et, quel que soit le contexte et l’évolution, ils consomment en fonction de leur référence. Pour Benoit Biteau,
« Cela s’appelle privatiser l’eau au motif d’une référence historique. Et c’est cette référence qui justifie que, le prix étant ainsi fixé, le droit de consommer en découle. Se trouvent ainsi écartés tous les nouveaux entrants. Les nouveaux, où prend-on l’eau pour la leur attribuer ? Eh bien non, ça ne peut pas marcher ainsi. Il faut être démocratique. »
Comment sortir de ce cercle vicieux ?
A l’instar d’autres acteurs politiques, notre interlocuteur propose de ne plus demander d’argent aux exploitants particuliers mais de construire la politique de stockage avec 100% d’argent public.
L’eau, dans ces conditions serait considérée comme patrimoine commun auquel devrait correspondre la gestion publique de l’eau. Fort du code de l’environnement, des priorités d’usage en agriculture pourraient être énoncées, qui par ailleurs mettraient fin aux références historiques. Chaque année, le principe de rétribution se fonderait sur une règle du jeu arrêtée collectivement et sur des bases scientifiques.
« Je propose l’aménagement selon lequel l’organisme de gestion, c’est la communauté qui a sollicité la compétence Gemapi. En somme, c’est à la communauté de communes de gérer ce dossier. »
[1] voir le rapport Tufnell p. 50 et suivantes.
[2] Le stress hydrique correspond à une situation où la demande d’eau pour satisfaire les différents usages excède la quantité d’eau disponible en un temps et un lieu donnés.
[3] Soit les hauteurs de nappe dont on vérifie la hauteur en introduisant une sonde dans un puit.
[4] Benoit Biteau député européen, groupe des Verts / Ale, ingénieur agronome, a été longtemps président du forum de marais atlantiques. Il est par ailleurs l’auteur d’un ouvrage remarqué : Paysan résistant, paru chez Fayard et récompensé par le trophée de l’agriculture durable en 2009. Nous l’avons rencontré à sa permanence à Le Gua en Charentes maritimes en juin 2021.